Novembre 2008 : le jardin n'a pas de nom.
Premier automne dans cette nouvelle maison au jardin de pierres que je promène, déplace, entasse, enroule, fait marcher.
Un an depuis mon retour parmi les vivants.
C’est peu pour intégrer que ce passé était aussi et surtout le mien, ne plus imploser de douleur chaque fois que la lave bouillonne ni me laisser surprendre au détour d’une absence, d’un espoir déçu, d’une plante dont le nom dissimule l’instant de sa découverte.
Six mois à me balader truffée de mines anodines : éplucher un oignon ; arroser, enveloppée par l'odeur puissante des cassis trop mûrs, les courgettes chez ma sœur, croiser un couple et ses deux garçons, tomber sur une photographie d'avant, un chemin, une rue, une ville, reconnaître une mélodie, sa silhouette dans celles de mes fils.
Des mois à désherber sous chaque pas, choisir ce qui viendra dans mon jardin, rêver des groseilliers qui sont restés là bas et ne recevront plus la caresse de ma cueillette. Trop de mois à dévorer le présent, préparer l'avenir, craindre les éclats du passé terrés sous les racines de la benoîte, lovés au cœur d'une rose, portés sur quatre temps, inscrits dans les paysages traversés, la voix ou le regard de mes fils, les mots de celui qui m'accompagne.
Tant de mois à déborder de terribles humeurs comme une fosse septique engorgée, désespérer que revienne le goût de l'humour et l'encre noirs et laisser au papier bis de ce grand cahier vierge les empreintes qui piétinent mon présent, s’invitent chez nos amis.
Douze mois à déminer le chemin de cette vie qui glisse, s’embourbe, dérape dans les ornières de tant d'hivers.
Novembre n’aime pas les jardiniers, gèle leurs doigts que la brume engourdit, colle la terre aux semelles alourdies, me terrasse au fond du lit tandis que l’hiver pointe le bout de ses sabots à travers des ciels plus bas que dans la chanson.
Pendant vingt-quatre heures, j'ai bien cru que tu m'avais eue, que la colère d'avoir vécu ta vie, sacrifié mes instants, maltraité mes désirs, parcouru tes chemins, attendu tes retours, cru en ton amour, voulu y croire, habité ta maison, piétiné ma dignité en acceptant d'y revenir après en avoir été chassée, pulvériseraient mon fragile présent.
Vingt quatre heures de haine froide figée au fond d'un lit, prostrée par le désir de mourir.
Vingt quatre heures sans rien pour m'attacher à l'hiver qui vient, aux saisons que je ne vois plus, aux enfants qui n'en sont plus, à l'existence de celui qui me voit me ratatiner, me concentrer en cet unique but : mourir et tuer le souvenir de toi en moi, te tuer tout court. Concentrer ma pensée en une mortelle maladie, un accident de voiture de fonction lancée à cent cinquante sur la route des vacances, une chute en VTT ou parapente biplace. Pensée magique... Je ne suis qu'une femme, pas une sorcière. Je t'ai laissé te débrouiller avec ta mort.
Je me suis réveillée en oubliant la mienne et laissant le jardin dormir jusqu’à la sainte Catherine. Halloween jetait dans les rues du village quelques gosses déguisés en vampires et squelettes ignorant tout des lanternes fessues qui se moquent aux fenêtres et des fêtes païennes ancêtres de ce divertissement macabre. Où s'en est allé mon carrosse ?
J’appris, grâce à un Lucky Luke inoubliable, que la citrouille en question pouvait aussi s’accommoder en tarte au potiron, met irrésistible et national au pays des pauvres garçons vachers solitaires, mais restai de longues années sur ma faim.
Les printemps et les automnes se succédèrent. J’oubliai Cendrillon, Lucky Luke et ce fruit trop exotique pour nos jardins…
Le climat se réchauffa et les courges s’acclimatèrent à nos hivers raccourcis.
Aujourd’hui, les enfants dessinent la citrouille avec ses dents et son sourire et quand par miracle un représentant des « Cucurbita maxima » s’invite à l’entrée de leur salle de classe, les grands de maternelle demandent si c’est une vraie « Allouine »… avec ses fantômes et ses squelettes !
C’est sans doute que, débarquée depuis peu des Amériques par satellite, une image ricanante et grotesque a réduit l’épopée légendaire de ces légumes-fruits somptueux en un brouet baroque, servi par des marchands de soupe aux dents plus longues que celles des vampires de pacotille s’agitant à leurs bals.
Les temps ont-ils réellement changé ?
J'ai pris mes chaussures et des chemins inconnus à travers les vignes abandonnées aux grives. J'ai glané une grappe acide à la peau dure. J'ai rencontré un jeune pommier bien gardé, avec toutes ses pommes qui doraient au couchant, couronne païenne pour le jeune roi du verger. J'ai pensé à celui que j'avais planté au temps où je croyais être chez moi. Il pousse de guingois, étouffé par deux vieux arbres mal taillés aux fruits immangeables et véreux. J'avais cueilli ses fruits pour les offrir à la voisine. Peut-être couperas-tu un jour cet arbre aux fruits insolents que j'avais tant attendus. C'est la seule chose que j'ai regretté de ne pouvoir emporter avec moi en quittant cette bâtisse qui pue ma mort ratée. Tu te gaveras des framboises et des fraises que mes sœurs en jardinage et bavardages m’avaient donné à repiquer, auras raison de la bourrache, de la grande berce et des topinambours.
Je croquerai d'autres pommes, sèmerai d'autres graines, visiterai d'autres jardins.
Déjà la sauge a pris place de choix entre les rosiers, sous ma fenêtre. Le chèvrefeuille attend le printemps pour monter à l'assaut de la rouille d'une barrière inutile. Groseilliers et cassissiers attendent le dégel pour trouver leur place. Achillée, bouillon blanc, tanaisie, menthe, mélisse, thym, romarin et lavande salueront mon printemps. Le sureau embaumera sous la fenêtre du salon, en deçà de la rivière qui capture les couleurs du temps. J'ai appris le nom de cette plante qui buissonne et exhale l'odeur puissante de la citronnelle au moindre souffle. C’est une armoise. Artemisia ! Encore une vivace tenace qu'il faut tailler, rabattre, consommer. Rien qui ne survivrait bien longtemps à ton impatience castratrice.
Quand j'y songe, j'ai encore mal aux cassis que tu étêtas sauvagement d'un coup d'élagueuse électrique, histoire de montrer à ces futiles arbrisseaux qui était le chef ici.
Je suis sûre aujourd'hui que tu as sciemment privé mes fruitiers favoris de leurs rameaux porteurs. Tout ce temps que je passais à les débarrasser de leurs vieux bois, à encourager la pousse des nouveaux, ôter chaque rafle, libérer chaque bourgeon, désherber leurs pieds tout en conservant le massif d'orties pour la soupe.
Les groseilliers, rouges, blancs ou noirs, ne survivront pas à tes mâles traitements. Ils perdront le goût de produire ces merveilles de luminosité. Dommage. Aucun fruit ne sait conserver sous sa peau la lumière et l'eau réunies. Aucune perle végétale, aucune baie n'expose ainsi sa chair, ses veines et ses graines sous une peau translucide. Aucune gelée ne conserve cette brillance acide qui enlumine les tartines. Mes futures gelées sont en jauge et j'attends : l'avenir a le sens des saisons qui passent par mes veines. Peut-être que je ne verrai pas grandir tous les arbres que je plante aujourd'hui. Qu'importe : d'autres sauront les choyer, croquer, glaner, picorer ou marauder leurs fruits.
Mes livres de botanique guettent aux côtés des pinceaux à aquarelles l’instant où je refermerai ce manuscrit sur un passé apaisé, trié que je contemplerai circonscrit en un gigantesque aquarium. Une femme qui me ressemble un peu jardine, pleure, marche, travaille, s'interroge, élève des enfants, écrit des livres, peint, reçoit ses amis, sa famille, voyage, espère, se bat, souffre, mange, respire, meurt sur le bord d'une baignoire. Elle existe et ne le sait pas. Je lui dois la vie.
Tu n'es pas dans cet aquarium. Je t'ai rangé ailleurs, dans la fosse où se tapissent les prédateurs. Je n'oublierai jamais. Pas pour te détruire, comme dans ces sordides histoires de vengeances conjugales qui empoisonnent le présent. Encore moins pour récupérer l'argent que tu me dois encore. Que sont quelques milliers d'euros au regard de l'horizon qui étouffait tout avenir avec toi ? Combien de fois avais-je pressenti cet avenir, au gré des voyages que tu organisais et imposais comme des marathons ? Que n'ai-je relu plus tôt ce que j'écrivais d'un avril toscan.
Ce jardin ne me retient plus. Les limaces, maîtresses incontestées du domaine inondé par les averses diluviennes d’août, dévorent sans vergogne tout ce que mon indifférence n'a pas tué dans le germe. Seules les vivaces et quelques simples m'offrent leurs vertus. Mauvaises herbes qui ont toujours eu la part belle dans cet espace où je cultivais l'herbe folle et apprivoisais la mauvaise graine.
Pas de gelées de groseilles ni de citrouilles ensoleillant ma cuisine au delà du solstice d'hiver. Mon jardin en jachère cache, dans le secret de plantes qui échappent au commerce des hommes, les sentiers qui mènent à lui, au delà des grilles rouillées qui quadrillent mon espace. Je souris jaune en songeant au topinambour qui gagnera le terrain en mon absence.
Sédentaire, je cultivais, engrangeais, conservais, confisais, préparais, congelais pour l'hiver, pour plus tard, le futur, les copains, les enfants... Me voici redevenue nomade, préhistorique, éphémère. Portée par le temps dont je suis la proue. Frappée par la tempête, caressée par les embruns, séchée par le soleil, sans oser penser à demain.
A demain qui vient toujours un peu trop vite
Aux adieux qui quelquefois se passent un peu trop bien
La terre est devenue mon jardin.
Ne plus connaître d'attaches.
Me laisser porter au gré des bises et des tornades.
Me poser impromptue.
Ne plus souffrir du manque.
Ne plus attendre que la vie passe sans la prendre en chemin.
J'ai encore quitté mon homme.
L'homme que j'avais dans la peau, dans la tête.
L'été nous avait réunis, une fois encore, une fois de trop, sur les sentiers, par delà les lacs, les mers, les fjords et les montagnes, entretenant l’illusion de la crise de couple, de jalousie, de la cinquantaine…
Et l'automne s'en vient, qui chasse les traces de soleil sur ma peau.
L'automne qui engrange ses semences, ses fruits, ses factures, ses écoliers, son temps en tranches et ses nuits qui dégringolent dans octobre.
L'automne qui gonfle le couchant des dernières liqueurs d'été.
L'automne et ses fax, téléphones, ordinateurs crépitant d'impatience sous des doigts fébriles ouvrant des boîtes de Pandore gorgées de lettres, SMS, Spam et autres petits bouts de textes sans queue ni tête, sans grammaire des sens, sans orthographe des convenances. Message d'une panthère à son loup. Blessure ultime. Coup bas de sale patte.
Pourquoi ?
Pourquoi ne pas baiser comme des grands, dans un lit, sur la table, le bureau, nus dans l'eau, dans le train, à l'église, au concert, au ciné, dans l'escalier, la salle de bains, les toilettes pour femmes, en cachette, au grand jour ?
Ai-je réellement cru qu'il y avait quelque chose à sauver dans ce couple ? Je le connaissais trop bien pour y croire.
Écran zone érogène, cent pour sang safe sexe, safe relation, safe qui peut, c’est fini.
Je préparais la sortie, ma sortie au gré des chemins, ponts suspendus, crêtes gouffres et abîmes.
Et quand vient le soir
Pour qu’un ciel flamboie
Brel
Pour qu’un ciel flamboie
Brel
Ce soir j'ai salué la lune déjà rousse et marbrée dans un est barbouillé de lambeaux bleutés tandis qu’à l’ouest le feu du soleil roulé en boule s’accrochait à l’horizon mauve.
Ballet de gouttes, féerie humide.
Brume planant au ras du canal qui déchire le gris du soir, paré d’éclats de lune et d’étincelles de couchant, vouivre lovée au cœur de la ville inconsciente.
L’eau dans tous ses états.
Prisonnière du froid, souillée aux flaques salées, capturée aux branches nues, immobilisée entre ciel et terre.
L’eau dansant sur les fils de lumière jetés par l’astre mourant à la face métallique de la lune.