Vous entrez à Garden Rock

Prenez garde où vous posez les pieds. Ici, on cultive les herbes folles et les mauvaises graines, on bichonne les simples et boude les hybrides, on ramasse les cailloux sans jamais jeter la pierre.

samedi 4 juin 2011

J'avais un jardin, suite.

Novembre 2008 : le jardin n'a pas de nom.


Premier automne dans cette nouvelle maison au jardin de pierres que je promène, déplace, entasse, enroule, fait marcher.
Un an depuis mon retour parmi les vivants.
C’est peu pour intégrer que ce passé était aussi et surtout le mien, ne plus imploser de douleur chaque fois que la lave bouillonne ni me laisser surprendre au détour d’une absence, d’un espoir déçu, d’une plante dont le nom dissimule l’instant de sa découverte.
Six mois à me balader truffée de mines anodines : éplucher un oignon ; arroser, enveloppée par l'odeur puissante des cassis trop mûrs, les courgettes chez ma sœur, croiser un couple et ses deux garçons, tomber sur une photographie d'avant, un chemin, une rue, une ville, reconnaître une mélodie, sa silhouette dans celles de mes fils.

Des mois à désherber sous chaque pas, choisir ce qui viendra dans mon jardin, rêver des groseilliers qui sont restés là bas et ne recevront plus la caresse de ma cueillette. Trop de mois à dévorer le présent, préparer l'avenir, craindre les éclats du passé terrés sous les racines de la benoîte, lovés au cœur d'une rose, portés sur quatre temps, inscrits dans les paysages traversés, la voix ou le regard de mes fils, les mots de celui qui m'accompagne.

Tant de mois à déborder de terribles humeurs comme une fosse septique engorgée, désespérer que revienne le goût de l'humour et l'encre noirs et laisser au papier bis de ce grand cahier vierge les empreintes qui piétinent mon présent, s’invitent chez nos amis.

Douze mois à déminer le chemin de cette vie qui glisse, s’embourbe, dérape dans les ornières de tant d'hivers.
Novembre n’aime pas les jardiniers, gèle leurs doigts que la brume engourdit, colle la terre aux semelles alourdies, me terrasse au fond du lit tandis que l’hiver pointe le bout de ses sabots à travers des ciels plus bas que dans la chanson.

Pendant vingt-quatre heures, j'ai bien cru que tu m'avais eue, que la colère d'avoir vécu ta vie, sacrifié mes instants, maltraité mes désirs, parcouru tes chemins, attendu tes retours, cru en ton amour, voulu y croire, habité ta maison, piétiné ma dignité en acceptant d'y revenir après en avoir été chassée, pulvériseraient mon fragile présent.

Vingt quatre heures de haine froide figée au fond d'un lit, prostrée par le désir de mourir. 

Vingt quatre heures sans rien pour m'attacher à l'hiver qui vient, aux saisons que je ne vois plus, aux enfants qui n'en sont plus, à l'existence de celui qui me voit me ratatiner, me concentrer en cet unique but : mourir et tuer le souvenir de toi en moi, te tuer tout court. Concentrer ma pensée en une mortelle maladie, un accident de voiture de fonction lancée à cent cinquante sur la route des vacances, une chute en VTT ou parapente biplace. Pensée magique... Je ne suis qu'une femme, pas une sorcière. Je t'ai laissé te débrouiller avec ta mort.

Je me suis réveillée en oubliant la mienne et laissant le jardin dormir jusqu’à la sainte Catherine. Halloween jetait dans les rues du village quelques gosses déguisés en vampires et squelettes ignorant tout des lanternes fessues qui se moquent aux fenêtres et des fêtes païennes ancêtres de ce divertissement macabre. Où s'en est allé mon carrosse ?

Je me souviens de ce recueil illustré où je découvris comment Cendrillon s’était rendue au bal. Quel était donc ce fruit magique qu’une marraine, fut-elle fée, pouvait transformer en vaisseau ?
Le mystère qui enveloppait cette citrouille providentielle crut et embellit, nourri par un insatiable appétit de lectures, où l’inconnue des potagers de mon enfance dévoilait parcimonieusement ses charmes sans jamais se livrer.
J’appris, grâce à un Lucky Luke inoubliable, que la citrouille en question pouvait aussi s’accommoder en tarte au potiron, met irrésistible et national au pays des pauvres garçons vachers solitaires, mais restai de longues années sur ma faim.
Les printemps et les automnes se succédèrent. J’oubliai Cendrillon, Lucky Luke et ce fruit trop exotique pour nos jardins…
Le climat se réchauffa et les courges s’acclimatèrent  à nos hivers raccourcis.
Aujourd’hui, les enfants dessinent la citrouille avec ses dents et son sourire et quand par miracle un représentant des « Cucurbita maxima » s’invite à l’entrée de leur salle de classe, les grands de maternelle demandent si c’est une vraie « Allouine »… avec ses fantômes et ses squelettes !
C’est sans doute que, débarquée depuis peu des Amériques par satellite, une image ricanante et grotesque a réduit l’épopée légendaire de ces légumes-fruits somptueux en un brouet baroque, servi par des marchands de soupe aux dents plus longues que celles des vampires de pacotille s’agitant à leurs bals.


Les temps ont-ils réellement changé ?

J'ai pris mes chaussures et des chemins inconnus à travers les vignes abandonnées aux grives. J'ai glané une grappe acide à la peau dure. J'ai rencontré un jeune pommier bien gardé, avec toutes ses pommes qui doraient au couchant, couronne païenne pour le jeune roi du verger. J'ai pensé à celui que j'avais planté au temps où je croyais être chez moi. Il pousse de guingois, étouffé par deux vieux arbres mal taillés aux fruits immangeables et véreux. J'avais cueilli ses fruits pour les offrir à la voisine. Peut-être couperas-tu un jour cet arbre aux fruits insolents que j'avais tant attendus. C'est la seule chose que j'ai regretté de ne pouvoir emporter avec moi en quittant cette bâtisse qui pue ma mort ratée. Tu te gaveras des framboises et des fraises que mes sœurs en jardinage et bavardages m’avaient donné à repiquer, auras raison de la bourrache, de la grande berce et des topinambours.

Je croquerai d'autres pommes, sèmerai d'autres graines, visiterai d'autres jardins.
Déjà la sauge a pris place de choix entre les rosiers, sous ma fenêtre. Le chèvrefeuille attend le printemps pour monter à l'assaut de la rouille d'une barrière inutile. Groseilliers et cassissiers attendent le dégel pour trouver leur place. Achillée, bouillon blanc, tanaisie, menthe, mélisse, thym, romarin et lavande salueront mon printemps. Le sureau embaumera sous la fenêtre du salon, en deçà de la rivière qui capture les couleurs du temps. J'ai appris le nom de cette plante qui buissonne et exhale l'odeur puissante de la citronnelle au moindre souffle. C’est une armoise. Artemisia ! Encore une vivace tenace qu'il faut tailler, rabattre, consommer. Rien qui ne survivrait bien longtemps à ton impatience castratrice.
Quand j'y songe, j'ai encore mal aux cassis que tu étêtas sauvagement d'un coup d'élagueuse électrique, histoire de montrer à ces futiles arbrisseaux qui était le chef ici.

Je suis sûre aujourd'hui que tu as sciemment privé mes fruitiers favoris de leurs rameaux porteurs. Tout ce temps que je passais à les débarrasser de leurs vieux bois, à encourager la pousse des nouveaux, ôter chaque rafle, libérer chaque bourgeon, désherber leurs pieds tout en conservant le massif d'orties pour la soupe.
Les groseilliers, rouges, blancs ou noirs, ne survivront pas à tes mâles traitements. Ils perdront le goût de produire ces merveilles de luminosité. Dommage. Aucun fruit ne sait conserver sous sa peau la lumière et l'eau réunies. Aucune perle végétale, aucune baie n'expose ainsi sa chair, ses veines et ses graines sous une peau translucide. Aucune gelée ne conserve cette brillance acide qui enlumine les tartines. Mes futures gelées sont en jauge et j'attends : l'avenir a le sens des saisons qui passent par mes veines. Peut-être que je ne verrai pas grandir tous les arbres que je plante aujourd'hui. Qu'importe : d'autres sauront les choyer, croquer, glaner, picorer ou marauder leurs fruits.
Mes livres de botanique guettent aux côtés des pinceaux à aquarelles l’instant où je refermerai ce manuscrit sur un passé apaisé, trié que je contemplerai circonscrit en un gigantesque aquarium. Une femme qui me ressemble un peu jardine, pleure, marche, travaille, s'interroge, élève des enfants, écrit des livres, peint, reçoit ses amis, sa famille, voyage, espère, se bat, souffre, mange, respire, meurt sur le bord d'une baignoire. Elle existe et ne le sait pas. Je lui dois la vie.

Tu n'es pas dans cet aquarium. Je t'ai rangé ailleurs, dans la fosse où se tapissent les prédateurs. Je n'oublierai jamais. Pas pour te détruire, comme dans ces sordides histoires de vengeances conjugales qui empoisonnent le présent. Encore moins pour récupérer l'argent que tu me dois encore. Que sont quelques milliers d'euros au regard de l'horizon qui étouffait tout avenir avec toi ? Combien de fois avais-je pressenti cet avenir, au gré des voyages que tu organisais et imposais comme des marathons ? Que n'ai-je relu plus tôt ce que j'écrivais d'un avril toscan.

Ce jardin ne me retient plus. Les limaces, maîtresses incontestées du domaine inondé par les averses diluviennes d’août, dévorent sans vergogne tout ce que mon indifférence n'a pas tué dans le germe. Seules les vivaces et quelques simples m'offrent leurs vertus. Mauvaises herbes qui ont toujours eu la part belle dans cet espace où je cultivais l'herbe folle et apprivoisais la mauvaise graine.

Pas de gelées de groseilles ni de citrouilles ensoleillant ma cuisine au delà du solstice d'hiver. Mon jardin en jachère cache, dans le secret de plantes qui échappent au commerce des hommes, les sentiers qui mènent à lui, au delà des grilles rouillées qui quadrillent mon espace. Je souris jaune en songeant au topinambour qui gagnera le terrain en mon absence.

Sédentaire, je cultivais, engrangeais, conservais, confisais, préparais, congelais pour l'hiver, pour plus tard, le futur, les copains, les enfants... Me voici redevenue nomade, préhistorique, éphémère. Portée par le temps dont je suis la proue. Frappée par la tempête, caressée par les embruns, séchée par le soleil, sans oser penser à demain.
A demain qui vient toujours un peu trop vite
Aux adieux qui quelquefois se passent un peu trop bien

La terre est devenue mon jardin.
Ne plus connaître d'attaches.
Me laisser porter au gré des bises et des tornades.
Me poser impromptue.
Ne plus souffrir du manque.
Ne plus attendre que la vie passe sans la prendre en chemin.
J'ai encore quitté mon homme.
L'homme que j'avais dans la peau, dans la tête.
L'été nous avait réunis, une fois encore, une fois de trop, sur les sentiers, par delà les lacs, les mers, les fjords et les montagnes, entretenant l’illusion de la crise de couple, de jalousie, de la cinquantaine…

Et l'automne s'en vient, qui chasse les traces de soleil sur ma peau.
L'automne qui engrange ses semences, ses fruits, ses factures, ses écoliers, son temps en tranches et ses nuits qui dégringolent dans octobre.
L'automne qui gonfle le couchant des dernières liqueurs d'été.
L'automne et ses fax, téléphones, ordinateurs crépitant d'impatience sous des doigts fébriles ouvrant des boîtes de Pandore gorgées de lettres, SMS, Spam et autres petits bouts de textes sans queue ni tête, sans grammaire des sens, sans orthographe des convenances. Message d'une panthère à son loup. Blessure ultime. Coup bas de sale patte.
Pourquoi ?
Pourquoi ne pas baiser comme des grands, dans un lit, sur la table, le bureau, nus dans l'eau, dans le train, à l'église, au concert, au ciné, dans l'escalier, la salle de bains, les toilettes pour femmes, en cachette, au grand jour ?
Ai-je réellement cru qu'il y avait quelque chose à sauver dans ce couple ? Je le connaissais trop bien pour y croire.
Écran zone érogène, cent pour sang safe sexe, safe relation, safe qui peut, c’est fini.
Je préparais la sortie, ma sortie au gré des chemins, ponts suspendus, crêtes gouffres et abîmes.

Et quand vient le soir
Pour qu’un ciel flamboie
Brel

Ce soir j'ai salué la lune déjà rousse et marbrée dans un est barbouillé de lambeaux bleutés tandis qu’à l’ouest le feu du soleil roulé en boule s’accrochait à l’horizon mauve.
Ballet de gouttes, féerie humide.
Brume planant au ras du canal qui déchire le gris du soir, paré d’éclats de lune et d’étincelles de couchant, vouivre lovée au cœur de la ville inconsciente.

L’eau dans tous ses états.
Prisonnière du froid, souillée aux flaques salées, capturée aux branches nues, immobilisée entre ciel et terre.
L’eau dansant sur les fils de lumière jetés par l’astre mourant à la face métallique de la lune.

vendredi 3 juin 2011

Chapitre 1 : J'avais un jardin

J'avais déjà un jardin à l'âge où les petites filles habillent des poupées qui ressemblent à des bébés ou à des dames. Un minuscule carré de terre planté d'iris jaune pâle comme la rage et de pivoines rouges comme la honte aux joues.

J'aimais la terre sur les mains, la caresse des pétales sur ma bouche, la promenade des fourmis sur le calice, la patience de l'araignée au cœur des pétales, le velouté du pollen en cette gorge incongrue, la balafre des lombrics longs et gras, l'étrange force de ces vivaces qui chaque année vainquaient l'hiver.

J'aimais ce monde à l'abri des chiens et des imbéciles que les adultes avaient concédé à la fillette sans penser que germaient en l'enfant sage et appliquée le goût des simples, la saveur des sauvages, l'odeur des forêts, la patience et la mémoire des filles de la terre...

Longtemps, longtemps après que j'eus oublié ce bouquet de fleurs à ne jamais couper, une maison sertie de pivoines, iris et bleuets réveilla ma patience de jardinier en herbe. J'étais mûre pour un jardin de grillon du foyer, un potager fantasque où féconder mes rêves de gamine. Un espace pour les groseilles maudites de mon enfance, les courges désirables et exubérantes, les framboises sauvages, fraises des bois, cassis entêtants, pommiers, poiriers, pêchers, mirabelliers et même un cerisier demi-tige ! Une jungle de saveurs et d'odeurs peuplée de fruits à confire et légumes à croquer vifs.

C'était conter sans les chiens et les imbéciles.
Surtout les imbéciles.
Un méchant imbécile voleur de temps sycophante sans même le savoir, un Terminator des plates bandes, un barbare des potagers, un exterminateur de biodiversité, un propriétaire de piscine 4X8 avec terrasse intégrée, un poseur de haies, un homme comblé.

J'avais là un jardin avec les fruits magiques ou défendus de mon enfance : citrouilles-carrosses, vignes vierges, benoîtes communes, digitales pourpres, casques de Jupiter, coprins chevelus et surtout, groseilles rouges. Incarnation du désir, violation de l'interdit grand maternel. Encore la connerie au pouvoir. Ou la méchanceté. Ou les deux.

Dans la minuscule cour au fond de laquelle trônaient les toilettes de ma grand-mère (une planche, un trou et des araignées), il y avait un lavoir en ciment. Derrière le lavoir, coincé entre le béton gris et râpeux et le grillage qui longeait la rue, un groseillier. Rouge. Flamboyant. Les seuls fruits dans cette jungle de géraniums, de roses trémières et de plantes grasses qui dévoraient l'espace. Vert tendre et perles purpurines virant au pourpre ou au vermillon. Baisers rubis, gonflés de vie cascadant le long de rameaux contraints de s'élever au dessus du rempart rêche pour absorber la lumière prisonnière des bulles de sang. Joyaux inaccessibles car frappés d'interdit : poison. Poison les groseilles ? Je n'avais jamais goûté ces groseilles, ni même d'autres, mais je savais que la maman de ma meilleure amie en préparait une gelée gorgée d’incarnat. Non, pas poison. Victimes du cantonnier qui désherbait à la sulfateuse le bord du chemin et les abords de la voie ferrée. Il avait gâté la récolte. Ma mère, encore enfant, s'était gavée de fruits et de désherbant et en était tombée malade. Les groseilles du lavoir étaient devenues un dangereux poison pour plusieurs générations. Le désherbant resta en vente libre. Je me demande si ma grand-mère croyait aux conneries qu'elle racontait pour brimer tout ce qui lui passait entre les mains : fille, petites filles et même chats !

J'en avais repiqué plein. Des rouges, des blancs, des roses et des noirs. Des cassis en fait. J'aime leurs fleurs verdâtres, les insectes qui s'y promènent. Je frémis au moindre frimas qui dissuade ces valeureux insectes de s'y dégourdir les six pattes en temps voulu. Je guette l'enflure annonciatrice du fruit, accompagne le passage de l’émeraude au rubis et hume le moment où l'âpreté disparaît en une touche légèrement acide libérée sur la langue. Alors je cueille. Je distribue aux voisines et amies. Et je prépare les gelées.
Toutes les portes sont ouvertes, pour que les chambres elles mêmes se souviennent. Cruel instant que celui où les fruits éclatent, rendent leur eau, perdent leur escarboucle, se vengent en exhalant l'haleine des pépins, la rudesse des baies vertes. Brouet rosâtre, vineux, mousseux. Puis la passoire et le linge de fil qui rougit, boit, laisse s'écouler un jus étincelant. Le sucre et la magie du parfum retrouvé. Quelques bouillons et la mise en écrins dont aucun n'est assez précieux pour recevoir le liquide bouillant.

Pas de gelée de groseilles cette année. Je n'ai plus le temps de mettre le soleil de mon jardin en cage. Je cueille les grappes trop lourdes et sucrées et les distribue au voisinage ravi. Chaque fois que ma main se pose sous leur rondeur poisseuse, le pédoncule cède. Les bourgeons, l'an prochain, donneront de belles fleurs. Je ne serai plus là pour les cueillir. Je rends un dernier hommage à ces arbustes rustiques en les libérant de leurs fruits. Instant divin où je participe à la régénération. Je sais que si je ne cueille pas, si je ne les débarrasse pas de toutes leurs promesses de graines, ils vont se dessécher, paresser et mourir un peu. Le jardin est une jungle de soucis flamboyants, de roses trémières ensauvagées, de framboisiers acclimatés, d'oignons survivants, de bourrache contenue, de pivoines vieillissantes et d'iris fanés. La grande berce semée à la volée combat vainement un topinambour rescapé. Les limaces m'ont laissé un pied de courgettes que personne ne cueillera. La voisine peut-être ?
C'est aujourd'hui que je quitte ma vie avec cet homme qui préfère acheter les courgettes à la supérette, conter fleurette sur Internet, surveiller ses SMS comme un adolescent qui sèche les cours plutôt que d'envisager une récolte : pourquoi planter des courgettes et autres cucurbitacées quand ça coûte deux euros le kilo ?
Pour les fleurs pauvre type !

Fleurs mâles et fleurs femelles sur le même pied. Pour la générosité de cette plante qui, jusqu'aux premières gelées, donne sans compter. Pour la danse des abeilles, saoules et pesantes, de corolles en corolles. Pour le plaisir de les voir s'enfouir dans ce sexe béant. Pour la jeune courgette croquée crue, striée de vinaigre balsamique, tachetée de cumin. Pour la fleur en beignet ou dans la salade. Pour toute cette famille de courges, gourdes, citrouilles, potirons... Ils galopent effrontément vers leur insolente maturité, faufilent leurs pistils fécondés de fraîche date le long des frontières cadastrales, traversent les barrages, les plates-bandes et l’hiver sans prendre une ride, escaladent les murs branlants, balancent leurs bouilles épanouies jusque dans le pré du voisin, engrangent des myriades de pépins entrelacés au cœur d’une chair ferme sous une écorce inviolable, reposent enfin dans la cuisine réchauffée par leur rassurante présence. Là, libéré de ses racines, un cul sidéral ensoleille l’espace, le vide des écuelles, la gorge du gourmet et les promesses de récoltes dans une moisson de graines mises à sécher. Seule une infime cicatrice portée par le tranchant d’une lame courte sur un ridicule pédoncule, témoigne des origines végétales de ce jovial joufflu qui désespère le gosier inverti par les conservateurs.
Pour le plaisir d'aller, un couteau à la main, chercher une nourriture dont je m'étais déjà repue, guettant chaque nouvelle pousse, traçant des cercles de cendre sèche autour des plants, attirant les limaces dans des pièges à bière où leurs cadavres pourrissent...